Depuis sa théorisation par Gaston Berger en 1957, la prospective s’est structurée, gagnant son propre lexique et ses usages. Comme nous l’avons vu dans le premier article de cette série, élaborer un « scénario » en prospective n’a pas les mêmes significations et intentions qu’en dramaturgie. En prospective, il s’agit d’imaginer et de structurer des mondes possibles à travers des grandes hypothèses qui pourront être le point de départ d’une « mise en récit », c’est-à-dire d’un passage à la narration.
A travers elle, des données scientifiques difficilement lisibles prennent vie, incarnées par des univers, des personnages et des dialogues.
Dans ce dernier article qui clôture notre cycle dédié à l’histoire de la prospective, nous nous sommes intéressés aux correspondances entre prospective et récit de fiction. Comment ces deux domaines communiquent-ils, comment se nourrissent-ils l’un de l’autre ?
LA LENTE RECONNAISSANCE DE LA SCIENCE-FICTION
La SF, genre privilégié par celles et ceux qui imaginent et racontent le futur en fiction, a longtemps été boudée par les milieux universitaires. Malgré des succès indéniables depuis la fin du XIXème siècle (les romans de Jules Verne en France, d’Aldous Huxley en Angleterre, ou de Ray Bradbury et d’Isaac Asimov outre-Atlantique pour ne citer que les plus célèbres) il faut attendre les années 1970 pour qu’apparaissent aux Etats-Unis les premiers départements de recherche spécialisés et pour que la première association de recherche internationale dédiée à la discipline, la « Science-Fiction Research Association », soit créée.
L’entrée progressive de la science-fiction dans les milieux universitaires, à partir des années 1980 en France1, lui donne peu à peu ses lettres de noblesse. Au point que de plus en plus d’articles et de travaux de recherche s’attachent à mettre en lumière le double mouvement d’influence qui lie science et science-fiction.
la science-FICTION, MIROIR DES AVANCÉES SCIENTIFIQUES
« Les théories de la physique, comme la relativité générale d’Einstein en 1915 et la physique quantique initiée par Louis de Broglie dès 1925, bouleversent les notions d’infiniment grand et petit. Cette révolution conceptuelle se propage à la philosophie, à l’art sous toutes ses formes… La science-fiction va mettre en scène ces découvertes mais aussi leurs conséquences métaphysiques et philosophiques. »
Natacha Vas-Deyres, ActuSF, 31/10/2017
Dès la deuxième moitié du XIXème siècle, les progrès scientifiques et technologiques s’enchaînent, faisant rapidement évoluer le champ des connaissances. Dans ce contexte prometteur, les auteurs s’autorisent à repousser les frontières de leur imaginaire et à créer des mondes futuristes, à l’instar de Jules Verne, qui puise son inspiration dans les progrès fulgurants de son temps2. Du même coup, à mesure que la science et la technologie progressent, de nombreux romans et scénarios se font l’écho des inquiétudes provoquées par les bouleversements des modes de vie, de soin, d’alimentation, de défense, qui culminent jusqu’à la dystopie. Une société obsédée par l’eugénisme dans Le Meilleur des Mondes (Aldous Huxley, 1932), une IA surpuissante et meurtrière dans 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), un recours effréné aux nouvelles technologies qui menace nos systèmes de valeur dans Black Mirror (Charlie Brooker, 2011) : autant de projections d’un futur alternatif menaçant.
« Par nature, le genre [la science-fiction] est « maximaliste » et incline à traiter de vastes sujets : peinture des mutations à large échelle, dévoilement de systèmes occultes de domination, dénonciation des effets tragiques ou bizarres de la technologie, invention de sociétés alternatives. »
Valerio Evangelisti, « La science-fiction en prise avec le monde réel », Le Monde diplomatique, août 2000
Cette intrication de la science et de la fiction culmine avec la « hard science-fiction » sous-genre de SF qui entretient des liens très étroits avec la prospective. La hard SF se distingue par un très fort ancrage dans le réel en mettant en scène des évolutions technologiques vraisemblables et en accord avec l’état des connaissances scientifiques au moment où l’auteur/autrice écrit3.
La narration, source d’inspiration pour la prospective ?
On soupçonne moins, en revanche, que les récits d’anticipation puissent eux aussi inspirer les scientifiques.
Présente sur les étagères de nos bibliothèques, au cinéma et à la télévision, la SF est à l’origine d’œuvres incontournables pour la pop culture (1984, Star Trek, Star Wars, Dune pour n’en citer que quelques-uns). Elle façonne ainsi notre imaginaire scientifique dès le plus jeune âge et contribue ainsi à rendre la science plus accessible et plus désirable.
Curieuse de déterminer cet impact de la SF sur nos imaginaires, l’Agence spatiale européenne (ESA) commande, en 2000, une étude sur la représentation de technologies innovantes dans la science-fiction (ITSF, Innovative Technologies in Science-Fiction) :
« Cette étude a montré que les gens qui travaillent dans le domaine spatial ont été inspirés par les visions véhiculées par la science-fiction et par une espèce de momentum qui se crée lorsqu’on la lit. Elle ne donne pas un manuel pour construire une fusée ou une navette spatiale, mais elle permet de provoquer un désir. »
Patrick Gyger, historien et directeur du Musée spécialisé « Maisons d’ailleurs »4
Cette reconnaissance, par le milieu scientifique, de l’apport essentiel de la mise en récit dans la vulgarisation des connaissances et la construction des imaginaires; trouve aujourd’hui un écho dans de nombreuses initiatives de recherche et de création, et tout particulièrement en prospective.
Depuis 2018, l’Institut de la transition environnementale pilote ainsi le « Comité de Science-Fiction » (CSF) qui réunit chaque année une trentaine d’étudiants et d’étudiantes autour d’enjeux centraux pour le futur (biodiversité, alimentation). A l’issue de plusieurs mois de recherche avec des universitaires spécialisés, les participants créent des œuvres de SF, inspirées de leurs travaux.
« Face aux difficultés à sortir des imaginaires dominants du présent et du futur qui sont souvent peu réjouissants et systématiquement incompatibles avec le maintien des conditions de vie sur Terre, la science-fiction offre l’opportunité de créer des mondes cohérents, articulés, potentiellement légitimes pour les sciences naturelles. La science-fiction décale la démarche scientifique en traitant les signaux faibles du monde actuel comme des hypothèses tout en repoussant les limites de pensée du rationnel scientifique habituel »
Institut de la Transition environnementale de l’Alliance Sorbonne Université
A l’échelle institutionnelle, le ministère des Armées français lance la RED Team Defense en 2019. Ce groupe composé de scénaristes de science-fiction, d’auteurs et d’experts, est chargé d’imaginer des scénarios prospectifs capables de guider les stratégies militaires et de préparer la France à faire face à des crises futures :
« La mission de la Red Team se veut ambitieuse : (…) elle a pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 – 2060. »5
En 3 saisons, la RED Team Defense a publié Ces Guerres qui nous attendent 2030-2060 et exploré de nombreuses hypothèses, qu’elles soient liées au chaos climatique, aux tensions spatiales ou encore à l’utilisation de l’intelligence artificielle comme arme massive.
Dans la lignée de ces initiatives, le concours Butterfly 2050 associe 140 étudiants et étudiantes issus d’une grande diversité de filières et les encourage à mettre en commun leurs spécialités et leurs connaissances. Portés par un objectif commun de réflexion sur l’avenir et sur les grands enjeux de 2050, les jeunes talents mettront les résultats de leurs travaux en récit. À la clef, des podcasts, des nouvelles et des scénarios narratifs qui nous raconteront le monde de 2050, tel qu’on peut l’imaginer, le craindre et l’espérer.
Article écrit en collaboration avec Louise Seban.