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« Aujourd’hui, la grande révolution dont nous avons besoin n’est pas technologique, mais culturelle. Et qui peut porter une révolution culturelle ? Ce sont les scénaristes. » Rencontre avec Xavier Dorison


Xavier Dorison © Mathieu Zazzo

Xavier Dorison rencontre le succès à 25 ans avec son premier scénario de bande-dessinée, Le Troisième Testament. Il enchaîne l’écriture de séries telles que Sanctuaire et Long John Silver, vendues à plus de deux millions d’exemplaires. En 2006, il signe avec Fabien Nury le scénario du film Les Brigades du Tigre. Enseignant à l’école Emile Cohl et aux Atelier de la NRF, il a en outre publié la série à succès Undertaker (Dargaud), ainsi que Comment faire fortune en Juin 40 chez Casterman. Dernièrement, il s’illustre aux côtés de Félix Delep dans la fable animalière, Le Château des Animaux. Entre 2020 et 2023, Xavier Dorison fait partie de la Red Team Défense, une cellule de prospective chargée d’anticiper les conflits du futur en collaboration avec le ministère des Armées. Voici notre conversation avec lui.
(crédit photo : © Mathieu Zazzo)

Comment avez-vous intégré la Red Team ?

J’ai été contacté au moment de l’appel d’offres qui a eu lieu autour de 2020. Plusieurs cabinets de conseil en stratégie et en prospective étaient en lice et j’ai été approché par l’un d’eux, Making Tomorrow, fondé par Nicolas Minvielle, qui est considéré comme l’un des pionniers de la prospective en France et qui enseigne le sujet à Audencia. Il m’a appelé en me disant : « Vous êtes scénariste et vous avez aussi une formation en économie. Votre profil nous intéresse pour ce projet. » J’ai accepté, car cela m’offrait l’opportunité de rencontrer des personnes que je ne côtoie pas habituellement, que ce soit du côté des auteurs ou du côté militaire. Il y avait aussi un intérêt intellectuel à explorer un domaine nouveau, ainsi qu’un intérêt républicain : contribuer à réfléchir au futur d’un pays démocratique me paraissait essentiel, même à une échelle modeste.

Aviez-vous déjà un intérêt pour l’anticipation stratégique, ou est-ce un domaine que vous avez découvert avec ce projet ?

L’anticipation stratégique, non. Mais l’anticipation en général, oui. J’avais écrit une histoire en trois albums, Human Stock Exchange, qui imagine un futur où les êtres humains sont cotés en bourse. On y suit le parcours d’un homme qui, en dépit des barrières sociales, parvient à intégrer cette élite cotée en bourse. Mais à part cela, mon intérêt s’est toujours plutôt tourné vers l’histoire, car finalement on convoque l’histoire pour parler de choses intemporelles, et donc de facto du futur.

Comment s’articulaient les différentes étapes du processus d’écriture ?

Nous étions trois auteurs et nous travaillions en collaboration avec des experts militaires. D’abord on nous donnait un sujet général, comme « la piraterie », et on suivait une formation. On rencontrait des gens de l’armée, des experts, mais aussi des universitaires Paris Sorbonne Lettres si nous le souhaitions. Ensuite, nous leur proposions une dizaine d’axes narratifs, pour pouvoir ensuite les décliner en scénarios concrets, et l’armée choisissait celui qui la préoccupait le plus. À partir de là, nous développions une chronologie qui expliquait comment nous étions arrivés à cette situation fictive et des scènes immersives pour donner corps à ces scénarios.

Pourquoi était-il essentiel de faire vivre ces situations plutôt que de simplement les analyser de manière factuelle ?

Parce que cette approche change tout. Ce n’est pas la même chose de dire « il fait 50 degrés et 87 % d’humidité » que de raconter « les gens avaient tellement chaud qu’ils se jetaient dans le lac du bois de Vincennes pour se rafraîchir, et l’eau était tellement chaude qu’ils y mourraient ». Le but de la prospective par un scénario n’est pas simplement de transmettre des données, mais de faire vivre les choses aux gens. Car le cerveau humain comprend et retient mieux lorsqu’il ressent une situation plutôt que lorsqu’il se contente d’en lire les chiffres. Et en rendant les scénarios immersifs et tangibles, nous permettions aux spectateurs de saisir pleinement les enjeux abordés et d’y adhérer plus profondément.

D’ailleurs, une fois finalisé, tout cela était présenté aux différents états-majors à travers ces chronologies mises en image, ou encore les scènes mises en scène et filmées. L’objectif était d’ancrer les enjeux dans le concret, car une image forte ou une scène vécue marque bien plus que de simples chiffres ou analyses abstraites.

Comment était structurée l’équipe d’auteurs et de scénaristes de la Red Team ?

Il y avait deux équipes dans la Red Team. L’une, plus visible, présentait ses sujets au grand public. Moi, j’appartenais à l’équipe la plus confidentielle, il y a seulement notre premier sujet sur la piraterie qui a été publié aux éditions des Équateurs, le reste était confidentiel. Nous étions trois auteurs : DOA qui est romancier, Xavier Mauméjean qui est philosophe, romancier et auteur de pièces radiophoniques pour France Culture, et moi-même. Dans notre équipe, nous avions tous en commun d’être auteurs, mais chacun apportait une spécialité distincte. Xavier Mauméjean étant professeur de philosophie, il a une expertise approfondie dans ce domaine et sur les questions d’éthique. DOA, lui, est un grand spécialiste des questions d’espionnage, de réseaux et de gangsterisme, un domaine dans lequel je n’avais aucune connaissance. Quant à moi, mon bagage en finance et en économie m’amenait à me poser encore d’autres types de questions.

Par exemple, si l’on travaillait sur un sujet comme la piraterie, chacun apportait sa perspective : philosophiquement, qu’est-ce que la notion de piraterie ? Qu’est-ce que ça veut dire “pirater” ? Un autre va se demander, qui est désigné comme pirate aujourd’hui et qui le sera demain ? Comment ces réseaux opèrent-ils à travers les frontières ? Qui corrompent-ils et comment ? Et de mon côté, je me demandais comment la piraterie se finance : quels types de cibles sont visés – bateaux, États, marchés financiers, ministères ? Comment ces actes deviennent-ils rentables ?

Cette diversité d’expertises nous permettait d’explorer en profondeur chaque sujet et d’offrir des approches complémentaires pour les combiner.

Dans votre pratique scénaristique, qu’est-ce qui vous a demandé le plus d’adaptation ?

Deux aspects ont été déstabilisants. D’abord, la temporalité. Habituellement, pour écrire un scénario, j’ai deux à trois mois de documentation et de recherche avant même de poser une ligne. Là, tout devait être fait en trois semaines. J’ai donc dû faire face à une compression du temps : il fallait absorber un maximum d’informations et aller à l’essentiel en très peu de temps. Cela exigeait de comprendre l’univers et le sujet, d’avoir une base de documentation solide, et d’identifier les 2-3 les idées-clés de la proposition de scénario, tout ça très rapidement.

Ensuite, le deuxième défi concernait la forme de ce que l’on devait produire. On ne devait pas rendre un scénario de film, ou un scénario de BD, ou une bible de série. L’idée était de mélanger des scènes dialoguées (comme dans un scénario de film pour le coup), des descriptions analytiques et chronologiques (proches d’un essai), ainsi que des passages narratifs relevant davantage du roman. Or, je n’avais jamais écrit de roman auparavant. Sur trois ans, j’ai dû écrire une centaine de pages romancées.

Nous rendions donc un produit hybride, oscillant entre le roman, l’essai et le scénario. Une partie du scénario était tournée d’ailleurs. J’ai donc dû m’adapter, non seulement à la temporalité, mais aussi à cette diversité de formes.

Aimeriez-vous poursuivre dans la prospective, peut-être en explorant cette fois des futurs plus positifs ?

Oui, énormément. L’Etat met des moyens pour écrire des dystopies (c’est ce que nous faisions au sein de la Red Team, nous décrivions des situations où tout tourne mal). Or, aujourd’hui, l’un des défis majeurs est d’écrire des utopies constructives, des futurs possibles qui fonctionnent. Et je trouve cela beaucoup plus difficile. C’est un exercice extrêmement ardu. Écrire une histoire utopique mais crédible et inspirante, où l’on se dit : « Oui, ça pourrait marcher, ça pourrait être mieux », est un vrai défi. Cela me passionne, mais pour l’instant, je n’y suis pas encore parvenu.

Quel est, selon vous, l’apport d’un scénariste dans ce type d’exercice ?

Il y en a plusieurs. Déjà, je pense que beaucoup de scénaristes sont naturellement, même sans le savoir, des éponges de leur époque. Ils ont une capacité, consciente ou inconsciente, à détecter les signaux faibles.

Là où un essayiste ou un professeur s’adresse directement au cerveau et à la raison, le scénariste peut s’emparer d’un message et l’insuffler à travers une histoire, rendant le message presque invisible, mais profondément impactant. Cette capacité à transformer et à capter du sens pour le mettre dans une “capsule d’histoire” qui va réellement transformer les lecteurs et spectateurs, il n’y a que les scénaristes qui savent faire ça.

Aujourd’hui, la grande révolution dont nous avons besoin n’est pas technologique, mais culturelle. Et qui peut porter une révolution culturelle ? Ce sont les scénaristes, les auteurs d’histoires.


Interviews d’experts et d’expertes de la prospective

Cet article est le premier de cette série. Retrouvez tous les épisodes ici.

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Scénariste et autrice, Pauline Mauroux est responsable éditoriale de la Revue de la Cité. Elle est également la créatrice de « tchik tchak, la newsletter sur l’écriture ».


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