Et si les récits d’aujourd’hui ne reflétaient pas seulement nos peurs, mais les renforçaient ?
En nous familiarisant avec certains schémas narratifs, les histoires influencent ce que nous considérons comme plausible, inévitable ou même désirable. Or, depuis plusieurs années, films et séries tendent à privilégier une vision du monde où l’individualisme, la survie et la lutte contre un système hostile sont les moteurs narratifs dominants, orientant ainsi notre perception de ces enjeux et limite les alternatives que nous pouvons imaginer. Pourtant, d’autres manières de raconter ces thématiques existent.
Dans cet article nous allons dans un premier temps nous intéresser aux visions du monde véhiculées par les récits dominants, avant d’explorer les possibilités qu’offre la fiction pour renouveler ces représentations.
Ce que les narratifs dominants nous disent de notre époque
“La dystopie semble être partout dans nos productions culturelles. Romans, films, séries, jeux vidéo, jeux de plateau, produits dérivés, franchises, publicités : aucun domaine ne lui échappe.” – Irène Langlet1
Depuis plusieurs années, les récits audiovisuels les plus marquants semblent animés par une même obsession : celle de la survie. Qu’il s’agisse de drames, de thrillers ou de dystopies, ils mettent en scène des personnages confrontés à des crises qui les forcent à s’adapter, se battre ou s’isoler pour résister à un monde hostile.
Dans ce cadre, certaines thématiques fondamentales comme le soin, l’alimentation, le vivre ensemble et l’apprentissage sont souvent traitées à travers des schémas narratifs bien établis.
On retrouve ainsi des motifs récurrents qui conditionnent notre manière de percevoir ces enjeux :
- La solidarité y est souvent conditionnée par l’effondrement à travers un cadre dystopique qui force les personnages à s’unir malgré eux (The Last of Us, Station Eleven, Snowpiercer, La nuit a dévoré le monde, Dans la brume).
- Le soin devient un acte héroïque porté par un individu face à un système défaillant (Nomadland qui montre toute la résilience individuelle nécessaire face à la précarité, ou encore La Famille Bélier qui met en scène le sacrifice d’une jeune fille pour sa famille).
- L’apprentissage comme parcours solitaire d’exception, plus que comme une dynamique collective (The Queen’s Gambit avec les échecs ou Whiplash avec la batterie)
- Le rapport à l’alimentation réduit à un objet de fascination esthétique (la haute gastronomie) ou à un symbole de domination sociale (The Menu, Parasite, ou The Platform (El Hoyo), film espagnol où une plateforme remplie de nourriture descend à travers les niveaux d’une prison verticale. Ceux du haut se gavent, laissant les miettes à ceux du bas, ce qui provoque des conflits et des luttes pour la survie)
On pourrait se dire que ces choix narratifs sont inhérents aux genres dominants (drame, dystopie, comédie dramatique), mais leur omniprésence façonne insidieusement notre regard sur ces enjeux. Lorsqu’un même cadre revient sans cesse, il finit par donner l’illusion qu’il est la seule manière de raconter ces thématiques, conditionnant notre perception de ce qui est possible ou légitime.
Cette influence est bien documentée, comme l’explique Marshall McLuhan dans The Medium is the Message, où il souligne que les médias ne sont pas seulement des vecteurs d’information, mais qu’ils orientent activement notre perception du réel. Si la fiction peut imposer des cadres, elle peut aussi les élargir2.
Ces récits ne se contentent donc pas de représenter un monde en crise : ils façonnent une vision du monde où la coopération n’émerge que sous la contrainte, où la transmission repose sur l’exception, où l’alimentation n’est qu’une problématique de pouvoir, et où les liens sociaux apparaissent fragiles par nature.
Et si ces thématiques étaient racontées autrement ? Et si d’autres récits, moins présents dans la production dominante, permettaient d’imaginer des représentations plus variées, où la coopération ne serait pas qu’un réflexe face à la catastrophe, mais un choix structurant ?
Raconter autrement : imaginer de nouveaux récits
Imaginer d’autres récits du soin, de l’alimentation, du vivre ensemble et de l’apprentissage ne signifie pas nier l’intérêt des histoires qui dominent aujourd’hui, mais reconnaître qu’ils ne racontent qu’une partie de la réalité. En se tournant vers d’autres angles, la fiction pourrait offrir des représentations plus vastes, capables d’ouvrir de nouvelles voies.
« La fonction de l’art est de faire plus que de dire les choses telles qu’elles sont : c’est d’imaginer ce qui est possible. »
bell hooks, Outlaw Culture: Resisting Representations (1994)
Voici quelques pistes narratives qui permettraient de renouveler notre regard.
Le soin pourrait être raconté autrement que comme un acte de dévouement individuel face à un système hostile. Il pourrait être montré comme un processus collectif, porté par des groupes qui s’organisent et résistent ensemble. On pourrait imaginer des récits où l’hôpital n’est pas qu’un lieu de tension dramatique, mais un espace d’invention sociale, où l’on explore comment des soignants, des patients et des familles redéfinissent leur manière de prendre soin les uns des autres3. Le soin pourrait aussi être raconté hors des institutions classiques : dans les solidarités de quartier, dans les structures de soin communautaires, dans les formes de guérison alternatives qui existent déjà mais restent invisibles dans la fiction. Il y aurait matière à explorer des récits où l’enjeu n’est pas de tenir malgré tout, mais d’inventer d’autres manières de soigner et d’être soigné4.
L’alimentation, elle aussi, pourrait être abordée autrement que comme un décor esthétisé ou un champ de bataille social. On pourrait imaginer des récits où elle devient un moteur narratif en soi : non pas comme une épreuve ou un privilège, mais comme un terrain d’expérimentation, de transmission et de résistance. Il y aurait des histoires à raconter sur ceux qui réinventent l’agriculture, sur les luttes pour l’accès à une alimentation saine, sur les communautés qui tentent de s’extraire du modèle industriel dominant. On pourrait suivre des personnages qui, au lieu de survivre malgré tout, cherchent à reconstruire un lien durable avec ce qu’ils mangent et avec ceux qui produisent cette nourriture.5 L’alimentation pourrait être racontée comme un vecteur de lien social, un espace où se jouent des transformations profondes, bien au-delà de l’opposition entre luxe gastronomique et privation.
Le vivre ensemble, souvent montré comme une contrainte, pourrait être exploré comme un choix, un engagement actif plutôt qu’un pis-aller. La fiction pourrait s’intéresser à la manière dont des groupes décident de se structurer, non pas sous la pression d’une menace, mais parce qu’ils estiment que d’autres formes de cohabitation sont possibles.6 Il y aurait des récits à écrire sur des communautés qui s’inventent, sur des collectifs qui expérimentent d’autres modèles de vie, sur des formes de solidarité qui ne sont pas dictées par l’urgence7. Loin du huis clos où chacun se jauge et s’affronte, ces récits pourraient donner à voir comment l’intelligence collective peut être une force, comment des lieux et des liens se construisent quand on choisit d’être ensemble, plutôt que d’y être contraint.
L’apprentissage enfin, pourrait être pensé autrement que comme un parcours d’exception. Il ne s’agirait plus uniquement de suivre un individu au talent hors norme, mais d’explorer les multiples façons dont le savoir circule, se transmet, se transforme8. On pourrait imaginer des récits où l’éducation n’est pas un rapport vertical entre un maître et son élève, mais un échange, une construction mutuelle. L’apprentissage pourrait être montré comme un espace de collaboration, de transmission intergénérationnelle, de réappropriation des savoirs hors des cadres traditionnels. La fiction pourrait raconter comment l’éducation peut être un acte collectif, un projet partagé, et non seulement une quête personnelle où seuls les meilleurs triomphent9.
Ces récits alternatifs existent, mais restent sous-représentés face aux schémas dominants. Imaginer d’autres manières de raconter le soin, l’alimentation, le vivre ensemble et l’apprentissage ne signifie pas nier les récits actuels, mais ouvrir d’autres imaginaires.
En élargissant les cadres narratifs, la fiction pourrait dépasser le prisme de la crise et du dépassement individuel pour explorer des formes de solidarité, de transmission et d’organisation sociale qui ne reposent pas uniquement sur l’exception ou l’urgence.
En rendant visibles d’autres manières de prendre soin, de se nourrir, d’apprendre et de coexister, la fiction ne se contente pas d’ouvrir de nouveaux imaginaires : elle rend d’autres futurs pensables, et donc, peut-être, possibles.