Les adaptations littéraires à l’ère du muet et du Technicolor


Au début du cinéma, les techniques cinématographiques servaient avant tout à filmer des divertissements populaires et souvent éphémères, axés sur les actualités, les scènes de la vie quotidienne ou les attractions visuelles simples.

Mais les premiers réalisateurs ont vite réalisé qu’il y avait d’autres avantages à filmer de la fiction : du contrôle des calendriers de tournage (ce que les évènements d’actualité ne permettaient pas) à la demande accrue du public pour un fil narratif ordonné, en passant par leur envie innée de raconter des histoires.

Ils se sont donc tout naturellement tournés vers l’idée d’adapter au cinéma les oeuvres littéraires déjà fortes d’un prestige artistique et d’un public acquis. Depuis les débuts du cinéma, scénario et adaptation sont donc allés de pair et ont évolué ensemble au fil des décennies.

Retour sur l’histoire des adaptations littéraires au cinéma, et sur la manière dont ces cinéastes leur ont donné une seconde vie à l’écran au fil des décennies.

Aux origines, adapter en muet (1890-1929)

Durant cette époque du cinéma muet, s’étendant de la fin des années 1890 à la fin des années 1920, la littérature dite “populaire” est la plus adaptée au cinéma grâce à son vivier de lecteur·ices présent·es dans la classe moyenne.

William Shakespeare, Emile Zola, Charles Dickens, Victor Hugo, pour ne citer qu’eux, étaient lus dans cette classe moyenne et les producteurs de cinéma se sont donc tournés vers leurs oeuvres en priorité afin de mettre, de leur côté, toutes les chances d’un succès commercial.

Cette volonté s’est cependant heurtée à un défi de taille : comment simplifier des récits complexes pour les adapter aux limites du format muet ?

Caractérisée par l’absence de paroles et une forte dépendance à la narration visuelle (avec quelques cartons-titres sporadiques), les cinéastes ont ouvert la voie à une forme de narration bien spécifique : une adaptation taillée à l’os se concentrant sur le spectacle visuel et les grandes lignes de l’histoire, et s’appuyant souvent sur l’action, les expressions faciales et le symbolisme pour transmettre les thèmes et émotions de ces histoires.

Ainsi les pionnier·ères du cinéma ont pu garantir une certaine fidélité au matériel source, tout en traduisant son essence à travers le médium visuel.

Les Premières Adaptations

Les tous premiers films adaptés d’œuvres littéraires remontent à la fin du XIXème siècle, bien que malheureusement, ils aient été perdus :

  • La Mort de Nancy Sykes (1897), adapté de Les Aventures d’Oliver Twist (1838) de Charles Dickens, ne prend pas Oliver Twist comme protagoniste mais choisit le méchant de l’histoire, le crapuleux Bill Sykes.
  • M. Bumble le Beadle (1898), également adapté du roman de Charles Dickens, se concentre également sur un autre méchant de l’histoire, l’autoritaire sacristain de l’orphelinat d’Oliver Twist, M. Bumble.

En revanche, certains films du début du XXème siècle sont parvenus jusqu’à nous et font date. On peut par exemple citer :

  • A Christmas Carol (1901), une adaptation britannique du conte de Charles Dickens paru en 1843 et réalisé par Walter R. Booth.
    Le défi était de condenser l’histoire riche et détaillée de Dickens en quelques minutes de film muet. Pour cela, le film utilise des décors simples et des costumes pour recréer l’atmosphère victorienne du roman.

  • Le Voyage dans la Lune (1902) de Georges Méliès, inspiré des romans de Jules Verne De la Terre à la Lune (1865) et de Les Premiers Hommes dans la Lune (1901) de H.G. Wells.
    Cette adaptation montre comment l’imagination littéraire pouvait être traduite visuellement. Ce film est considéré comme l’un des premiers exemples de science-fiction au cinéma, démontrant l’aptitude du cinéma muet à capturer des mondes imaginaires complexes et ouvrant ainsi la voie à l’adaptation créative de thèmes littéraires plutôt qu’à la reproduction littérale d’histoires.

  • L’Assommoir (1909), adapté du roman d’Émile Zola de 1876, écrit par Michel Carré et réalisé par Albert Capellani.
    Comme pour A Christmas Carol, le film s’appuie sur le réalisme des décors et des costumes pour refléter fidèlement l’ambiance du roman de Zola. La narration visuelle se concentre sur les moments clés de l’intrigue pour transmettre le message du livre.

L’Âge d’Or d’Hollywood et des adaptations littéraires (1930-1945)

S’étendant approximativement des années 1930 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette période correspond à celle, glorieuse, des adaptations littéraires au cinéma.

Entre les nouvelles technologies (comme l’introduction du son et l’arrivée du Technicolor) et la volonté des studios d’enchaîner les succès commerciaux, les adaptations ont le vent en poupe – si bien que la majorité des scénarios produits à cette époque est adaptée d’oeuvres pré-existantes. Des réalisateurs se font même maîtres des adaptations littéraires, comme Alfred Hitchcock.

Son tout premier film à suspense, The Lodger: A Story of the London Frog (1927), est adapté du roman de Marie Belloc Lowndes de 1913.

Entre 1930 et 1945, il réalise 11 films adaptés ou librement inspirés de romans ou nouvelles, avec entre autres Les 39 Marches (1935) adapté du roman de John Buchan, La Taverne de la Jamaïque (1939) et Rebecca (1940) adaptés du roman de Daphne du Maurier, ou encore La Maison du Dr. Edwardes (1945) adapté du roman de Francis Beeding.

Si le prestige artistique et l’intérêt commercial des adaptations littéraires les portent en tête de file des films de cette période, une autre fonction plus stratégique les rend prédominantes : celle d’outil patriotique et vaisseau idéologique, outil d’autant plus exacerbé que ce début de siècle est belliqueux.

Les adaptations comme outil politique et patriotique

Ces adaptations constituent effectivement une opportunité précieuse pour raviver l’héritage littéraire national et les grandes épopées historiques, contribuant ainsi à la création d’un roman national « littérario-cinématographique » empreint de patriotisme.

C’est également ce que souligne John M. Desmond pour l’industrie cinématographique anglaise dans son livre Adaptation: Studying Film and Literature paru en 2006 : 

“Le film est un support pédagogique qui permet de faire connaître les chefs-d’œuvre de la littérature en Angleterre, où des générations de producteurs de films ont adapté les Grands Livres.”

C’est ainsi que dans les années 30, la BBC produit beaucoup d’adaptations d’auteur·ices comme Jane Austen, Charles Dickens ou George Eliot, et les diffuse à heure de grande écoute avec les familles regroupées autour du poste de télévision.

De l’autre côté de l’Atlantique, l’un des premiers films qui correspond à cette vision politique est Naissance d’une Nation (1915), réalisé par D.W. Griffith et adapté des romans The Clansman: An Historical Romance of the Ku Klux Klan (1905) et The Leopard’s Spots (1902) de Thomas F. Dixon Jr.

Sorti 50 ans après la fin de la Guerre de Sécession, cette histoire donne la part belle aux sudistes, aux révisionnistes et aux suprémacistes blancs. Le film a d’ailleurs été projeté à la Maison Blanche sous l’administration de Woodrow Wilson, ce qui a contribué à la légitimation et à la renaissance du KKK dans les années 1920.

Parmi les autres grandes adaptations à résonance politique et patriotique, on peut également citer :

  • Les Misérables (1934), l’adaptation française du roman de Victor Hugo paru en 1862, réalisé par Raymond Bernard. Avec ses thèmes de lutte contre l’oppression, de résilience face à l’adversité, et d’aspiration à un avenir meilleur, cette adaptation peut être perçue comme un écho aux divisions et tourmentes que traverse la société française aux débuts des années 1930.
  • Autant en Emporte le Vent (1939) : adapté du roman de Margaret Mitchell paru en 1936 et réalisé par Victor Fleming, ce film est devenu un jalon de l’histoire du cinéma, connu pour son ampleur et sa grandeur, établissant un standard élevé pour le récit épique au cinéma. À travers une vision romantique de ce Sud Antebellum, il glorifie l’ancien mode de vie des sudistes et ignore la réalité brutale de l’esclavage.
  • Le Magicien d’Oz (1939) : adapté du livre pour enfants de Lyman Frank Baum écrit en 1900 et également réalisé par Victor Fleming, ce film nous montre comment une adaptation littéraire pouvait être transformée en une expérience cinématographique unique, utilisant la couleur et la musique pour enrichir et étendre l’histoire originale. Le périple de Dorothy symbolise à la fois l’essence même du Rêve Américain (illustré par cet eldorado qu’est la Cité Emeraude) et la quête de l’identité américaine, soulignant l’importance du foyer et de la communauté : “There’s no place like home.”
  • Madame Miniver (1942) : adapté du roman de Jan Struther publié en 1939 et réalisé par William Wyler. Ce film britannique a été conçu pour renforcer le moral des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Il dépeint la vie d’une famille anglaise ordinaire confrontée aux difficultés de la guerre, soulignant la résilience et la bravoure face à l’adversité. Churchill déclarera même au sujet du film : « Sa propagande vaut bien plusieurs cuirassés. »

Durant cette période, les adaptations ont dû par ailleurs se conformer au contrôle strict des studios et au code de censure appelé Code Hays1 – quitte à ce que les oeuvres initiales soient un peu dénaturées, voire même édulcorées.

Par exemple on peut citer Le Faucon Maltais (1941) adapté du roman de Dashiell Hammett publié en 1969 et réalisé par John Huston, qui a subi des modifications pour atténuer les sous-entendus homosexuels entre certains personnages, ou encore Rebecca réalisé par Alfred Hitchcock.

Dans le roman original de Daphne du Maurier paru en 1938, il est suggéré que le personnage de Maxim de Winter tue sa première femme, Rebecca. Pour respecter le Code, qui stipulait que les meurtriers ne devaient pas échapper à la justice, le film a modifié cette partie pour faire de la mort de Rebecca un accident.

Conclusion

Ce premier demi-siècle de cinéma et de scénario s’est donc construit de pair avec les adaptations littéraires.

Ces films ont non seulement démontré la capacité du cinéma à capturer l’essence d’œuvres littéraires complexes, mais ont également illustré la façon dont l’évolution des techniques cinématographiques pouvaient permettre d’accéder aussi bien à des reconstitutions historiques, qu’à des mondes imaginaires.

Cependant, l’après-guerre va rebattre les cartes dans l’industrie. Entre des changements significatifs dans les sensibilités culturelles et l’émergence du cinéma international, le domaine des adaptations littéraires va à son tour être chamboulé.


Avatar de Pauline Mauroux

Scénariste et autrice, Pauline Mauroux est responsable éditoriale de la Revue de la Cité. Elle est également la créatrice de « tchik tchak, la newsletter sur l’écriture ».


  1. Le Code Hays, officiellement appelé Motion Picture Production Code, est un ensemble de règles de censure qui a régi la production de films aux États-Unis de 1934 à 1968. Il a été mis en place pour réglementer les contenus considérés comme moralement inappropriés ou susceptibles de choquer le public. Le code dictait ce qui pouvait ou ne pouvait pas être montré à l’écran en termes de violence, de sexualité, de relations conjugales, de religion, de crimes, et de langage. ↩︎

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