1900-1945, Essor et Déclin des femmes scénaristes à Hollywood


“De toutes les différentes industries qui ont offert des opportunités aux femmes, aucune ne leur a ouvert autant de portes que celle du cinéma” – Clara Beranger

Quand la scénariste américaine Clara Beranger se confie avec tant d’enthousiasme en 1919, l’avenir est radieux : elle est déjà créditée sur 42 films, le cinéma est un territoire féminin et l’émulation collective semble inarrêtable.

Mais sa carrière s’arrêtera brusquement une dizaine d’années plus tard, au milieu des années 30, comme beaucoup de femmes scénaristes du début du XXème siècle, alors que le cinéma est désormais une industrie florissante – et commerciale.

Paradoxe ? Non, plutôt une cynique rançon de la gloire suite à la récupération du secteur par les grands industriels, une fois qu’ils se sont rendu compte de son potentiel économique.

Retour sur ce demi-siècle où les pionnières du scénario et du cinéma ont créé Hollywood, avant d’être reléguées au second plan, remerciées et effacées de cette industrie – et de l’Histoire.

Les années 1900 : La naissance d’un art et les prémices d’un métier

Nous sommes au début du XXème siècle et le premier film qui raconte une histoire a déjà 4 ans : La Fée au Choux, écrit et réalisé par Alice Guy-Blaché en 1896. Durant ces quatre ans, la Française n’a pas chômé : c’est plus de 50 histoires qu’elle tourne pour Léon Gaumont, racontant aussi bien des scènes de vie comiques que féministes. En ce début de siècle elle s’attelle à des productions plus ambitieuses, comme La Vie du Christ (1906, 33 mn), considéré comme le premier péplum de l’histoire.

La même émulation a lieu outre Atlantique, bien que le cinéma ne soit pas considéré comme un art “sérieux”, les films étant surtout destinés à faire patienter les spectateurs à l’entracte des vaudevilles. Mais qu’importe, c’est une aubaine pour les femmes qui, interdites de pratiquer d’autres professions plus “respectables”, ont carte blanche pour s’en emparer et créer leurs propres codes.

C’est ainsi que les années 1900 deviennent une véritable période d’expérimentation cinématographique où toutes celles qui veulent travailler sont embauchées. Elles sont aussi bien réalisatrices, scénaristes, actrices, monteuses, productrices, cascadeuses, opératrices de caméra, etc – et parfois tout en même temps.

À cette époque, écrire pour le cinéma c’est avant tout répondre à des petites annonces de magazines et à des concours d’écriture pour soumettre des idées d’histoires ou écrire des intertitres ; ce qui est très attractif pour les femmes car elles peuvent y participer de chez elles. Ces premières histoires scénarisées prennent donc la forme de quelques lignes de texte, d’un paragraphe ou d’un résumé d’une page, qui vont être plus ou moins tournés comme tels sur les plateaux.

Parmi ces femmes qui écrivent, certaines considèrent leurs écritures seulement comme un hobby créatif, mais d’autres envisagent ces opportunités comme une possibilité de travail à temps plein – généralement des femmes qui travaillent déjà en tant que journalistes, éditrices ou secrétaires (comme Alice Guy-Blaché).

Une de ces pionnières du scénario s’appelle Gene Gauntier ; elle va compter plus de 300 scénarios à son actif, dont la toute première adaption de Ben Hur (1907, 15 mn), qu’elle écrit en 2 jours :

« Je n’avais jamais entendu parler de Ben Hur, et la simple lecture du livre [de Lewis Wallace] m’a pris deux jours. À ce moment, j’avais une confiance en moi – et en mon écriture – illimitée (…) et en travaillant presque deux nuits d’affilée, j’ai réussi à remettre le scénario à temps… Et nous avons produit le spectacle le plus grandiose et le plus rentable jamais proposé à l’époque.”1

Même s’il est difficile de quantifier le nombre de films écrits et réalisés par des femmes lors de cette décennie (la majorité a été perdue, n’a pas été archivée ou pire, leurs pellicules ont été réutilisées pour les films des réalisateurs quelques années plus tard, effaçant sans scrupule les films des pionnières), ce sont bien elles qui se sont emparées de cet art nouveau au début du XXème siècle.

Les années 1910 : L’ère triomphante des films muets et la professionnalisation de l’écriture

Dans les années 1910, les expérimentations continuent et certains formats gagnent en popularité, comme les serials, ancêtres de nos séries télé. Les scénaristes Lucille McVey et Kathlyn Williams étaient les reines de ce format au schéma gagnant identique : une belle jeune femme en danger que les scénaristes laissent dans un mauvais pétrin à la fin de chaque épisode. Le cliffhanger était né, et fortes de ce succès, les productions s’enchaînent (avec un budget moyen de 500$ par film, équivalent à 15 000€ aujourd’hui).

De nombreuses sociétés de production cinématographique (tenues par des femmes) en profitent donc pour déménager de New Jersey vers la région de Los Angeles, qui n’était encore qu’un champ de moutons ; avec quelques avantages de productions cependant : les travailleurs non syndiqués sont à moindre coût, et le climat idéal et le paysage diversifié permettent de tourner des films sans coûts de transport tout au long de l’année. « Hollywood » est né.

Les femmes n’ont jamais eu autant d’opportunités dans le cinéma qu’à cette époque : et pour cause, elles contrôlent toute la chaîne de création, production et de distribution, toutes les portes sont ouvertes à qui veut et à n’importe quels postes – tant qu’elles sont middle class et blanches. Côté scénario, il y a 10 fois plus de femmes scénaristes que d’hommes.

Outre les serials, les films de cette époque prennent une certaine ampleur sociale. La scénariste-réalisatrice phare de cette décennie fut Lois Weber, qui devint la réalisatrice la mieux payée de l’ère des films muets, femme et homme confondus. Sa filmographie très engagée traite de sujets forts et tabous jusqu’à présent, comme celui de la contraception, de la consommation de drogue, des questions raciales ou de la peine de mort. Pour elle, écrire et réaliser des films est avant tout “un moyen de faire bouger les choses positivement dans l’opinion publique.”2

Au milieu des années 1910, l’écriture de scénario s’est elle aussi adaptée aux nouvelles ambitions narratives et aux attentes croissantes du public.

Dans son livre How to Write for Moving Pictures (1917) (que l’on peut considérer comme la première bible pour scénaristes – pour le cinéma muet), Marguerite Bertsch fournit des descriptions détaillées et des modèles pour les aspirants écrivains :

“Les scénarios doivent inclure un titre, le nombre de bobines, un résumé d’un paragraphe, une distribution, une liste des scènes, une liste des accessoires, et un résumé détaillé de chaque scène, y compris son cadre, l’action des personnages, et éventuellement un dialogue.”

À la fin de cette décennie, l’écriture scénaristique fait un grand bond et on est bien loin des premières histoires écrites en quelques lignes en réponse aux petites annonces. Les femmes scénaristes façonnent directement cet art naissant, le théorisent et l’enseignent aux futur·es scénaristes, déjà dans un souci de transmission et de perpétuation.

Les années 1920 : Le début d’un changement

Avec le déménagement en Californie et le boom de la société de divertissement d’après guerre, la production cinématographique et la demande de scénaristes continuent de croître. Cela tombe à pic, car après avoir pris des responsabilités professionnelles entre 1914 et 1918, de plus en plus de femmes nourrissent des aspirations financières et créatives.

Parmi celles qui vont marquer cette décennie on peut citer Frances Marion, qui deviendra la vice-présidente fondatrice du Screen Writers Guild, et la scénariste la mieux payée du pays dans les années 1920 (et 1930). Après avoir écrit son premier scénario en 1912, plus de 100 de ses scénarios seront adaptés en films, et en 1930, elle devient la première femme à remporter un Oscar pour meilleur scénario (et la deuxième scénariste de l’histoire).

Une autre scénariste au parcours admirable est Anita Loos. Elle a été repérée par le réalisateur D.W. Griffith après qu’elle a répondu à un appel à projets alors qu’elle n’était qu’adolescente. Véritable touche-à-tout de l’écriture, elle fait ses armes auprès du grand réalisateur dans les années 1910 avant de s’envoler dans les années 1920 & 30. Elle reçoit un Oscar d’honneur en 1957.

Mais le milieu des années 20 est un moment charnière qui introduit les premières grandes mutations du cinéma ; technologique d’abord, avec l’arrivée du son en 1927, et commercial ensuite, avec la création des grands studios hollywoodiens (Warner en 1923, MGM et Columbia en 1924 et RKO Pictures en 1928).

En effet, le succès au box-office des films muets (qui rapportaient des millions) commence à attirer des investisseurs, faisant glisser doucement Hollywood dans l’ère business et changeant profondément la manière “horizontale” de faire des films. Et pour cause, les grands studios de cinéma se créent sur le modèle des industries manufacturières :

  • Les studios s’organisent en départements avec une mentalité de chaîne de production, bien loin des approches “touche-à-tout” des équipes des premiers films
  • Les hommes sont placés à la tête de ces départements et s’occupent quasi exclusivement de la réalisation et de la production (sauf quelques exceptions comme Dorothy Arzner, qui a réussi à garder sa casquette de réalisatrice à la fin des années 20 et au début des années 30)
  • À mesure que les structures se développent, les hiérarchies et les rôles deviennent compartimentés et genrés

Les scénaristes qui travaillent dans les départements de scénario en pleine expansion sont considérés comme des “ouvriers” et sont donc mal payés. Même si des scénaristes de premier plan comme Frances Marion ou Anita Loos finissent par obtenir de bons salaires, la profession dans son ensemble ne bénéficie pas de cette situation, ce que Frances Marion raconte dans son livre Off With Their Heads!: A Serio-Comic Tale of Hollywood (1972) :

« Les scénaristes étaient relégués à l’arrière-plan, mal payés, leur talent inexploité.”

Cette nouvelle organisation “à la chaîne” induit de nouvelles luttes sur le contrôle créatif car les textes écrits ne sont crédités qu’au dernier scénariste seulement chargé de la relecture – et généralement ce poste est occupé par un homme.

Les femmes scénaristes en place arrivent donc à conserver leur travail mais les conditions de travail et de reconnaissance sont de plus en plus inégales, et la porte n’est plus du tout grande ouverte pour les aspirantes – et elle va encore plus se refermer après le crack boursier de 1929.

Les années 1930-1945 : “Âge d’Or” d’Hollywood et fin d’une ère

Le mouvement enclenché par l’arrivée des grands studios dans les années 1920 s’intensifie dans ces années de Grande Dépression et éclipse progressivement les femmes scénaristes.

  • Les petites sociétés de production indépendantes, nombre d’entre elles dirigées par des femmes, ont été mises hors du marché ou rachetées par les grands studios
  • Sous l’impulsion du New Deal de F.D. Roosevelt la profession s’est syndiquée, ce qui a continué à marginaliser les femmes, étant donné qu’elles n’étaient pas admises dans les syndicats : les productrices, monteuses et opératrices de caméra ont presque disparu
  • Les hommes n’ayant plus de travail sur la côte Est débarquent en nombre sur la côte Ouest, continuant de reléguer les femmes au second plan
  • Au fil de la décennie les budgets des films explosent, allant jusqu’à 200 000 $ (équivalent à 4 millions d’euros), voire même jusqu’à 1 million pour les grandes épopées (plus de 20 millions d’euros), changeant radicalement la taille des équipes et les rapports de force

La structuration de l’écriture continue également d’évoluer. Celles qui écrivaient depuis chez elles ne sont pas rappelées, car désormais les idées d’histoires et les scénarios émanent des départements scénaristiques des grands studios. Et celles qui s’étaient fait un nom dans l’écriture de serials, comme Lucille McVey et Kathlyn Williams, sont également mises sur le côté, étant donné que ce genre n’est plus prisé par les studios, ces derniers lui préférant les grands péplums aux budgets mirobolants.

Les chiffres sont parlants : alors qu’il y avait dix fois plus de femmes que d’hommes scénaristes 20 ans plus tôt, la tendance s’est inversée ; par exemple, dans les années 1930, sur les 33 scénaristes employés par la Fox, seules 5 sont des femmes.

Quelques femmes résistent à cette purge, comme Virginia van Upp, Mae West, Anita Loos ou Frances Marion qui continuent de travailler. La création de la cérémonie des Oscar en 1929 permet même à Frances Marion de remporter 4 Oscar en 1930, 1932 et 1934 (meilleurs scénarios originaux et adaptés).

Mais les environnements de travail ont tellement évolué que beaucoup ne s’y retrouvent plus, comme l’explique Frances Marion :

“[On a vite compris] que désormais nous étions, nous scénaristes, comme Pénélope, à tisser nos histoires le jour, en attendant que quelqu’un défasse tout notre travail le soir.”3

La situation professionnelle des femmes empire après la Seconde Guerre mondiale, étant donné qu’elles doivent retourner au foyer et laisser leurs emplois aux hommes de retour du front – un devoir quasi patriotique.

Ecoeurées par ce rapt industriel, beaucoup de pionnières qui avaient créé Hollywood jettent l’éponge, comme Lois Weber, qui ne supporte plus d’être soumise aux commandes de films “légers” des studios, ou Frances Marion, qui abandonne en 1946 ce métier qui lui a tout donné pour se consacrer à la peinture.

Julia Kuperberg, co-autrice du documentaire Et la femme créa Hollywood (2016), résume la situation dans cette interview pour Telerama :

“Elles étaient les reines du monde, et tout d’un coup elles se sont retrouvées dans l’ombre, à servir de script doctor et à retravailler les films d’autres réalisateurs. Certaines ont tout lâché (…) et beaucoup ont fini en dépression, dans l’oubli total, avec le sentiment d’avoir été spoliées.”

Heureusement, les femmes réalisatrices et scénaristes ont persévéré durant les décennies qui ont suivi et n’ont jamais totalement disparu.

En 2022, les femmes scénaristes représentent 27%4 de la profession aux Etats-Unis. Le combat pour la reconnaissance et la parité est donc toujours d’actualité.

Mais remettre la lumière sur ces pionnières oubliées de l’histoire nous permet de réaliser qu’être une femme scénariste au XXIème siècle, c’est avant tout s’inscrire dans la continuité et dans l’héritage de notre industrie.


Avatar de Pauline Mauroux

Scénariste et autrice, Pauline Mauroux est responsable éditoriale de la Revue de la Cité. Elle est également la créatrice de « tchik tchak, la newsletter sur l’écriture ».


  1. source : https://www.semanticscholar.org/paper/Outside-the-System%3A-Gene-Gauntier-and-the-of-Early-Tracy/1d02e2b92d1021c4686b1a098d36b7053a4e7196 ↩︎
  2. source : (Photoplay 1913, 73). ↩︎
  3. Bodeen, “Frances Marion: Part II,” 139 ↩︎
  4. étude : “Film writers’ gender distribution in the U.S. 2011-2022” Published by Statista Research Department, Jun 9, 2023 ↩︎

Lire aussi